Kenizé Mourad entre Orient et Occident, la mémoire en héritage
- Admin LCF

- 12 oct.
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C’est à l’occasion d’une rencontre placée sous le signe du dialogue des cultures que Le Cercle Français a échangé avec Kenizé Mourad, auteure et journaliste dont la parole résonne comme un pont entre l’Orient et l’Occident.
Vous êtes à la croisée de plusieurs cultures, entre Orient et Occident. Comment cette pluralité a-t-elle façonné votre regard sur le monde et votre écriture ?
J’ai grandi en France, entièrement française jusqu’à l’âge de vingt et un ans, sans rien connaître de mes pays d’origine, ni de leurs langues, ni de leurs cultures. Mon univers se limitait à celui qu’on m’avait transmis : celui de la raison, de la mesure, de la laïcité, et, sans que je le sache encore, d’un certain aveuglement occidental.
Vers dix-huit ans, pourtant, quelque chose s’est fissuré. Une révolte sourde est née en moi. J’ai découvert, presque par accident, que ceux qui m’avaient élevée m’avaient menti pour m’empêcher de rejoindre mon père en Inde — un père musulman, différent, donc suspect. Ce mensonge a tout bouleversé : il a fissuré mes certitudes et ouvert en moi une faille, mais aussi un passage.
À vingt et un ans, j’ai pris la route de l’Inde. J’y ai retrouvé mon père, mais surtout, je m’y suis retrouvée moi-même — ou du moins, j’ai compris que je n’étais pas seulement française.
Des années plus tard, à vingt-huit ans, ce fut la Turquie, un autre miroir, un autre morceau de moi qui m’attendait.
Je me souviens de ma première rentrée à la Sorbonne, avec mes airs d’étudiante sûre d’elle, pétrie de culture occidentale. Je croyais tout savoir, et je découvris des êtres dont la connaissance, la profondeur et la double culture dépassaient de loin la mienne. Ce fut une leçon d’humilité. J’ai compris alors ce que je n’avais jamais voulu voir : cette arrogance tranquille que porte l’Occident, cette conviction, souvent inconsciente, d’être le centre du monde.
Longtemps, les autres peuples ont accepté cette domination — par habitude, par résignation, parfois par admiration. Mais les temps ont changé : ils relèvent la tête, reprennent leur fierté. Et l’Occident, lui, vacille. Il a perdu son autorité morale, englouti dans ses contradictions, ses deux poids deux mesures, son incapacité à regarder ses propres fautes en face.
Je demeure profondément française par ma manière de penser, d’argumenter, de raisonner. Mais sur le plan du cœur, je me sens orientale. Mes émotions, ma sensibilité, mon rapport au monde viennent d’ailleurs — de là-bas, des terres chaudes et bouleversées où j’ai retrouvé mes racines. Depuis toujours, je vis dans cet entre-deux : en France, on me trouve trop orientale ; en Inde ou en Turquie, on me voit française.
Ce décalage est devenu ma maison. C’est de lui que je parle, c’est en lui que j’écris. Quand j’étais journaliste, puis dans mes livres, j’ai naturellement épousé les causes du tiers-monde, des peuples oubliés, des voix étouffées. Peut-être parce qu’au fond, je n’ai jamais cessé d’être, moi aussi, une voix entre deux mondes.
Quelle signification a pour vous la langue française, dans votre vie et dans votre œuvre ?
Le français, pour moi, c’est bien plus qu’une langue : c’est ma langue. Celle dans laquelle j’ai grandi, celle qui m’a façonnée. J’en parle d’autres — l’anglais, l’espagnol — mais elles restent secondaires. Le français, lui, demeure au cœur de tout : il est le son, la matière, le souffle de ce que j’exprime.
C’est une langue d’une richesse incroyable, une langue qui permet de tout dire, de tout nuancer. On me dit souvent que mon français est à la fois riche et limpide. J’y vois sans doute l’héritage de mon métier : j’ai eu la chance d’être journaliste, et non universitaire. Les universitaires, bien souvent, écrivent d’une manière illisible ; le journalisme, lui, m’a appris la rigueur, l’art de rendre simple ce qui est complexe, clair ce qui est dense.
Le français, pour moi, touche à l’essentiel. Il est proche de mon âme. J’y pense, j’y rêve, j’y vis. Ma pensée elle-même est façonnée par cette langue. Alors, même si je peux parfois critiquer certaines attitudes françaises, je ne cesserai jamais d’aimer la langue française, qui demeure, pour moi, une part vitale de mon être.
L’Histoire et la mémoire traversent vos romans. Qu’est-ce qui vous pousse à explorer ces thèmes à travers la fiction ?
Je crois, d’une part, que je ne serais pas capable d’écrire une thèse. Non seulement parce que je n’ai pas reçu la formation nécessaire, mais aussi parce que, soyons honnêtes, bien peu de gens lisent les thèses. C’est un exercice souvent aride, réservé à un cercle restreint. Les romans, en revanche, les gens les lisent. Et c’est précisément pour cela que j’ai choisi ce médium : je suis convaincue qu’on peut apprendre, expliquer, transmettre — non pas seulement à travers l’intelligence, mais à travers le cœur. Pour comprendre profondément les choses, il faut toucher le cœur.
C’est pourquoi j’ai construit mes romans autour de l’histoire, mais aussi autour d’idées qui me semblent essentielles. Mes personnages, souvent, sont inspirés du réel ; d’autres sont entièrement fictifs, façonnés pour devenir les porte-parole de pensées que je juge importantes à exprimer.
Dans tous mes romans, je parle de ces autres cultures que l’on connaît mal. J’évoque souvent l’islam, bien sûr, la place de la femme, la religion, le mysticisme — et beaucoup la politique. J’essaie de montrer combien l’histoire se répète.Ainsi, dans La Ville d‘or et d’argent, les Anglais confisquent les terres d’un maharaja indien en justifiant leur conquête par ces mots : « C’est la lutte du bien contre le mal. » Exactement la même phrase que prononça George W. Bush lorsqu’il envahit l’Irak, deux siècles plus tard. Les mêmes discours, les mêmes procédés se rejouent à travers le temps.
Vous avez souvent défendu le dialogue entre les cultures. Comment voyez-vous l’évolution de ces questions aujourd’hui ?
Le dialogue entre les cultures est, hélas, dans un état déplorable — bien plus mal en point qu’il ne l’était lorsque j’étais jeune, il y a trente ou quarante ans. À cette époque, une véritable ouverture au monde animait les esprits. Aujourd’hui, chaque pays, chaque culture, se replie sur elle-même, comme effrayée par la différence, et parfois même hostile à ce qui n’est pas elle.
De plus en plus de gouvernements, partout sur la planète, adoptent des postures autoritaires, fermées, défiantes envers l’autre. Ce refus de l’altérité, cette crispation collective, me semble profondément inquiétante. Ce que nous voyons se profiler aujourd’hui dans le monde — et je ne parle pas seulement de M. Trump ou de M. Orbán, mais de bien d’autres encore —, c’est une ère où la compréhension recule et où la peur de l’autre s’impose.
Je me souviens d’une phrase qui a marqué ma vie, confiée jadis par mon professeur de philosophie en propédeutique. C’était une pensée de Spinoza :
« Il ne s’agit pas de juger, il s’agit de comprendre. »
Or, notre époque semble avoir oublié cette sagesse. Nous ne cherchons plus à comprendre, nous jugeons. Et, ce faisant, nous dressons des murs, des frontières invisibles mais redoutablement réelles, entre les êtres et les peuples.
Je ne suis pas très optimiste pour les années à venir. Les choses iront sans doute plus mal avant de s’améliorer. Mais, au bout du tunnel, un renouveau viendra — peut-être dans dix ou quinze ans. Je crains simplement de ne pas être là pour le voir.
Enfin, quel message aimeriez-vous adresser aux jeunes lecteurs francophones de Turquie et d’ailleurs ?
Le monde se referme. Là où régnait autrefois une curiosité bienveillante, s’érigent désormais des murs de méfiance. Chaque pays, chaque culture, se replie sur elle-même, craignant l’autre comme une menace plutôt que le reconnaissant comme un frère.
Et pourtant, comprendre l’autre reste la seule manière digne de vivre. Sans cette ouverture, l’humanité se dessèche.
Je crois en la jeunesse. Elle est plus généreuse, plus courageuse que ses aînés. On l’a vu dans les mobilisations pour Gaza, dans sa capacité à s’indigner, à rêver encore d’un monde plus juste. Elle seule peut dépasser la frilosité de ceux qui ont renoncé.
Aux jeunes lecteurs francophones de Turquie et d’ailleurs, je veux dire : puisez dans la France ce qu’elle a offert de plus noble — liberté, égalité, fraternité. Ces mots ne sont pas des reliques : ils sont des promesses. Mais voyez comme on les oublie… France 24 remplace la fraternité par l’actualité dans son slogan…. Et sans fraternité, la liberté et l’égalité perdent leur âme.
Il nous faut réapprendre à voir en l’autre un autre soi-même. Car on ne frappe pas celui qu’on reconnaît pour frère.
La France a longtemps incarné cet idéal universel. Aujourd’hui, certains de ses dirigeants l’oublient, occupés à se servir plutôt qu’à servir. Et, partout, on me dit :
« Qu’est devenue la France ? »
Ces mots me blessent. Car la France fut un phare — celui des valeurs humaines, de la dignité, du courage moral. Il est temps, non pas de revenir en arrière, mais de renouer avec ces grandes valeurs qui, seules, peuvent rendre le monde à nouveau habitable.
Propos recueillis par Marie-Rose KORO




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